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Annabel S. Chatterjee est une artiste dont le travail s’articule autour d’une réflexion plastique sur les désordres écologiques et sociaux actuels, au coeur d'une démarche qu'on peut qualifier de "collapsologie plastique", du nom de ce nouveau type de discours qui imagine et anticipe l'effondrement à venir. Loin de suivre un mouvement d'idées dans l'ère du temps, elle a commencé cette recherche il y a cela une dizaine d'années, face aux inégalités criantes dont elle fut témoin lors de son premier séjour d'étude à Calcutta.

Son travail tente de confronter la démesure de l'homme au rique écologique et humain qu'elle implique.Afin de rendre visible les faiblesses d'un monde qui vacille sur ses assises, elle a exploité l'instabilité des constructions architecturales car elles sont pour elle le symbole de la fragilisation croissante des systèmes humains qui les organisent.
En prennant pour motif les glissements de terrain, l'onde de subversion, l'effondrement du patrimoine ou encore les décrochements de séracs, elle tente de replacer l'homme face à ses responsabilités, sans jamais s'éloigner d'une recherche plastique exigeante, qui fait d'elle uns plasticienne authentique et engagée.
Par le biais de la gravure et de la recherche formelle, son travail nous indique comment l'art peut sublimer une telle idée d'éffondrement. Au delà de ce que ses oeuvres disent, elle tente de parvenir à émouvoir, bousculer, voire déstaliliser, se refusant de se plier au diktat d'une approche sociopolitique de l'art qui se limite parfois à une forme de journalisme. Car si seules les traces que laissent les poètes sur leur passage font rêver, les artistes eux ont cette merveilleuse capacité à nous emmener ailleurs, à nous fasciner, nous foudroyer, rendant visibles les rêves qui montent en eux et les visions qui les animent.

Chantal Pibarot, critique d'art
Baldine Saint Girons, Philosophe

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Annabel S. Chatterjee présente le parcours atypique d’une jeune artiste et graveur française.
Dix années de sa vie passées en Inde, à observer, dessiner, matérialiser un monde complexe, chaotique, énigmatique.
Ses nombreuses années passées à vivre et travailler en Inde ont nourri un questionnement sur la notion du chaos. Ainsi, frappée par le désordre et la cohue des mégalopoles indiennes, son travail reflète« ces états de désarticulation du système* », les dégradations de l’environnement urbain et de du bien être de l’espèce humaine. Il traduit plastiquement ces inévitables cassures dans la vie sociale et les rapports humains qu’engendre ce chaos: séparation entre vie publique et privée, opposition entre le dehors et le dedans, le moi et les autres.
L’artiste dépeint cette complexité du réel dans son dernier livre intitulé Ville poussière. Alors que les poèmes décrivent la perception d’une “ Ville capitale accablée grillagée en castes”, Annabel S.C. en dessine le désordre des toits vus du haut de son atelier en libérant des formes géométriques dans une variété de teintes bleu-gris tout en laissant le lecteur toucher du bout des doigts la poussière qui semble recouvrir les images. Superposition des couches, juxtaposition de formes hétéroclites, ou encore enchevêtrement des structures en haut des maisons montrent un chaos» visuel comparable à celui que les habitants de cette ville expérimentent quand leurs vies quotidiennes, extérieurement ou intérieurement, sont sur le point de basculer – soif d’air et d’eau, réchauffement, relations sociales, etc.Comparablement, la série intitulée Les énigmes présente des paysages chaotiques à l’image d’un environnement en danger, d’une biodiversité en crise mais aussi d’une cohue notamment due à une “extinction de notre expérience de nature”. Elle se plait à superposer, confronter plusieurs couches d’images constituées de signes, de traces, de ratures chargés de sens. Les couches superposées créent une épaisseur de lignes, de matières, de volumes pour évoquer des paysages tumultueux, dont les masses en mouvement sont proches d’un point de basculement. Elle exécute ces images habilement et méticuleusement à l’aide d’une pointe sèche, grattant le matériau de support – des plaques de Plexiglas – qui sont imprimées l’une sur l’autre pour réaliser des compositions complexes, impeccables et d’une intensité lumineuse remarquable.
Les moyens plastiques sont pour elle une façon de transformer la perplexité et l’énergie d’un tel chaos en un espace harmonieux, duquel émerge un sentiment de grâce et d’élégance.

Elle vise à rendre des émotions, réveiller des rencontres, percer l’opacité des apparences pour effacer un instant peut-être la noirceur des choses, et exprimer, pour reprendre l’idée de Houellebecq, « la possibilité d’une île » car « seule la beauté sauvera le monde ».
L’œuvre d’art opère, agit, et protège du malheur de ne pas comprendre ce monde.

Chantal Pibarot

Citations: Michel Houellebecq et Anne Caroline Prévot, directrice de recherche au CNRS